L’Inconnu du Nord-Express (1950)
L’Inconnu du Nord-Express (1950)
Patricia Highsmith, la mécanique du trouble
🚆 Un train nommé désir de noirceur
Il y a des débuts de carrière qui ressemblent à des coups de tonnerre. Celui de Patricia Highsmith en 1950, avec L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), en fait partie. Publié par Harper & Brothers, le roman arrive dans un paysage littéraire américain saturé de bons sentiments d’après-guerre, de moralité protestante et d’optimisme pavillonnaire. Et voilà qu’une jeune femme, encore inconnue, y dépose une bombe psychologique enveloppée dans un compartiment de train.
« Supposez que chacun de nous tue pour le compte de l’autre ? »
Pas de mobile, pas de lien, pas de remords. Le crime parfait — sur le papier. Mais le train de Highsmith transporte la culpabilité plus que le sang. Le roman inverse les codes du noir : pas d’enquêteur, pas de morale, seulement deux consciences qui déraillent en silence.
« Je crois qu’il y a deux personnes dans chacune de nous. L’une rêve, l’autre agit. Et parfois, elles échangent leurs rôles. »
1950, c’est l’Amérique du rêve domestique. Et soudain, une femme brise le décor. Le New York Times salue « un thriller moral d’un genre nouveau » ; Time Magazine y voit « une froideur quasi inhumaine ».
🧠 Patricia Highsmith, l’architecte de la culpabilité
« Mon imagination fonctionne mieux quand je n’ai pas à parler aux gens. »
— Patricia Highsmith, Diaries & Notebooks, Liveright, 2021
Si L’Inconnu du Nord-Express est d’une telle précision, c’est qu’il est construit par une femme qui connaissait l’architecture du chaos intérieur. Patricia Highsmith (1921–1995) écrivait comme on opère : sans anesthésie. Elle dissèque, ne moralise jamais.
Née à Fort Worth (Texas), élevée à New York dans un climat d’ambivalence, elle gardera toujours de sa mère cette phrase terrible : « J’ai essayé de te faire avorter avec du térébenthine. » Tout est dit. De cette violence naîtra un regard sans indulgence sur l’âme humaine.
« Highsmith ne décrivait pas le crime ; elle décrivait la contamination du crime. »
— Joan Schenkar, The Talented Miss Highsmith, 2009
Guy et Bruno sont les deux faces d’un même être : le rationnel et le pulsionnel. La frontière entre eux ? Une simple idée, un mot de trop. Comme chez Dostoïevski ou Camus, la faute précède le châtiment.
📖 Le roman qui a dérangé l’Amérique de 1950
1950, l’Amérique repeint ses façades et vend des rêves. Puis arrive L’Inconnu du Nord-Express — un roman où la morale s’effondre dès la première page. Le succès est immédiat, mais le malaise s’installe.
« Ce roman ne se contente pas de rompre les règles du genre. Il les ignore avec un calme terrifiant. »
— Anthony Boucher, New York Herald Tribune, 1950
Dans un pays obsédé par la réussite, Highsmith place le mal au cœur de la maison. En France, le roman trouve son public : Jean-Paul Török écrit dans Positif : « Ce n’est plus un roman policier, c’est une leçon de ténèbres. »
🎬 Entre deux rails : de Highsmith à Hitchcock
Un an plus tard, Alfred Hitchcock adapte le roman. L’Inconnu du Nord-Express (1951) devient un film mythique, mais profondément différent. Guy n’est plus architecte, mais joueur de tennis. Le Code Hays veille : le crime doit être puni, la morale sauve.
« Hitchcock a compris le suspense, pas la culpabilité. »
— Patricia Highsmith, BBC Interview, 1966
Robert Walker, dans le rôle de Bruno, incarne un démon séduisant et trouble. Le manège final reste une métaphore du destin : deux hommes en lutte, le monde qui tourne autour, prêt à s’effondrer.
💀 Les échos contemporains du pacte diabolique
L’Inconnu du Nord-Express a laissé une trace durable. Jim Thompson, David Goodis, Jean-Patrick Manchette, Gillian Flynn, Pierre Lemaitre : tous, d’une manière ou d’une autre, prolongent cette intuition — le mal comme pulsion ordinaire.
« Le mal ne s’invente pas, il s’observe. »
— Patricia Highsmith, journal inédit, 1954 (ZHdK Archives)
De Gone Girl à Breaking Bad, de Dexter à True Detective, la logique du double et du pacte moral reste une matrice narrative. Le crime n’est plus l’exception : c’est une tentation universelle.
🕯️ Un aller simple pour l’âme humaine
L’Inconnu du Nord-Express n’est pas un roman sur le crime, mais sur la permission du crime. Ce moment où la pensée bascule avant le geste. Là où la conscience devient complice.
Le style d’Highsmith, dépouillé, clinique, agit comme un scalpel. Pas de pathos, pas de fioriture — seulement la vérité nue. Derrière la neutralité, le vertige : celui d’une humanité sans excuse.
De Chabrol à Fincher, de Ripley à Mindhunter, son empreinte persiste. Chaque génération redécouvre dans ce roman sa propre inquiétude.
« Ce n’est pas Bruno qu’il faut craindre, c’est la part de nous qui pourrait lui dire : d’accord. »


